Un sampan dans la brume

 

 

Mon regard cherchait, ce matin-là, sur l'étendue liquide et calme de la baie d'Halong, celle avec qui j'avais rendez-vous. Je venais juste de descendre. Mes pieds nus, masqués par la robe blanche qui recouvrait mon corps, affleuraient la surface de l'onde émeraude où je flottais, en suspension, telle une apparition irréelle. Soudain, je le vis sourdre du néant… Un instant auparavant, il n'y avait rien, hormis le voile opaque de la brume qui barrait ma vue, et puis il surgit, tel un fantôme apparu de nulle part.

Le frêle esquif vint sur moi, sans me voir. Je m'élevais un court instant, laissant la fine silhouette du sampan défiler sous moi, puis je redescendis. Je pris la liberté de venir m'asseoir à l'avant et découvris ton visage pour la première fois. " Dieu céleste ! " Mon expression de surprise tu ne l'entendis pas, mais grande fut la mienne en découvrant ta beauté. " Le Très-Haut m'avait prévenue avant mon départ, mais je restais émerveillée devant l'éclat de celle-ci. " Un magnifique Baodaï bleu nuit, brodé au fil d'or, mettait en valeur ton corps. Fendu haut sur les côtés, ce vêtement de brocard recouvrait le pantalon de satin brillant ample et noir qui dissimulait tes jambes dont les pieds délicats étaient chaussés de ballerines sombres.

Je détaillais ton visage et y découvris celui d'un ange. Belle à damner un saint, je suis bien placée pour le savoir… Jusque-là, je ne comprenais pas pourquoi l'on m'avait confié cette mission. C'est lorsque je croisais ton regard éperdu que je compris…
Tes yeux, d'une tristesse infinie, déchirante, contemplaient les miens sans les voir. Les larmes emplirent ma vue instantanément, devant ta souffrance, ton chagrin. Je hurlais comme une folle, mais tu ne m'entendis pas. J'ai voulu alors savoir pourquoi. Sur le moment, sous le coup de la colère, j'ai failli t'emporter avec moi pour te protéger, te faire découvrir un autre monde, merveilleux, où le sublime inonde les êtres dont le seul et unique ciment les unissant est l'amour. Mais à ce stade, j'aurais outrepassé les ordres divins… L'heure n'était pas venue, pas encore…

Je vins me blottir un instant contre ta poitrine où je sentis un cœur battre à tout rompre.
- " Là, tout doux mon oiseau. Calme-toi. Laisse la vivre encore un peu, par pitié ! Je veux connaître les raisons de sa détresse. Pourquoi ? Pourquoi, Seigneur ? "
Ton corps s'alanguit soudain, comme si tu avais ressenti la chaleur du mien et le chant de mes prières contre ton oreille. Le souffle de ta vie, que j'essayais désespérément de sauver. La peau de pêche de ton doux visage, tout à l'heure blafarde comme une lune, se marbra soudain de rose pâle. L'espoir renaissait en toi, je le sentis et continuais de bercer ton âme. J'allais découvrir bientôt, en même temps que toi, la chose monstrueuse qui t'effrayait tant et prendrais alors des décisions, du moins dans la mesure de mes pouvoirs…

Pour l'heure nous voguions, toi et moi, vers une destinée que je devinais confusément. La mince étrave de ton sampan ouvrait l'eau devant nous, éclaboussant d'écume les parois de bois de l'embarcation, glissant silencieusement sur la route de ton destin. Au bout, tout là-bas, il y avait quelqu'un qui t'attendait. Oh, je me doutais bien que ce n'était pas d'amour dont il s'agissait, sinon je ne serais pas ici, mais sans doute quelque chose de plus pernicieux, de plus corrompu même… Bien étrange, cette propension qu'ont les êtres humains à développer autant d'énergie pour se faire mal, pour se détruire, alors que le bonheur est si simple à construire… Chacun ici bas doit souffrir un peu, il est vrai, afin de réaliser son Karma, mais tout de même, quel immense gâchis en ce qui te concerne !

Perdue dans mes pensées, je ne vis pas venir à nous la berge où ton sampan achoppa. L'accostage, pourtant maîtrisé, libéra soudain mon esprit des arcanes de mes songes. Enfin, nous y étions. Je découvris alors l'endroit où tu devais te rendre.
- " Que fais-tu ? Tu ne descends donc pas ? Peut-être as-tu des doutes et souhaites-tu repartir ? Je t'en conjure, il est encore temps ! Filons d'ici, je n'aime pas cet endroit… "
Mais non, je te vois te rasseoir et patienter, résignée et triste à mourir. Oh, miséricorde !
Plus d'une heure passa ainsi, terrible, avec cette moiteur oppressante dans laquelle je ne pouvais que constater la dérive qui allait t'emporter. Le tourbillon épouvantable de ta jeune vie, à jamais brisée, spoliée, pour finalement être assassinée. L'innocence en chemin vers un déclin inéluctable, à la limite du supportable, aux confins de l'ignominie.
Bien qu'indirectement concernée, ne sachant encore ce qui t'attendait, je me résignais à patienter à tes côtés, en espérant que mes doutes ne seraient pas fondés.

La première face vivante des acteurs de ce cauchemar sordide vint à notre rencontre, enfin, à la tienne, en la personne de celui qui se présenta devant toi. Il s'appelait Wang et devait te conduire quelque part. Une adresse dont j'ai oublié jusqu'à l'existence et qui devait ressembler, de toute évidence, à un lieu de perdition… Pourquoi faut-il que des peuples soient aussi opprimés et désespérés, pour qu'enfin des parents en viennent à vendre leurs enfants afin de survivre ?
- " Réponds, Seigneur. Quels pêchés ces hommes et ces femmes ont-ils commis, pour leur infliger pareil châtiment ? N'aurais-tu pas d'âme ? Me serais-je trompée à ce point, sur toi ? À voir le désespoir épouvantable de cette enfant encore nubile, à peine seize printemps, je dois dire que tu me déçois au plus haut point ! Je vais rendre mon tablier tu m'entends, Dieu ?! Ne fais pas la sourde oreille quand je te parle ! C'est malin, avec toutes ces histoires, elle est partie ! Merde alors ! Elle est passée où ? Peux-tu me répondre, hypocrite ? "
Je décampais, telle une démente ivre de colère, en hurlant à tue-tête un prénom que je ne connaissais pas. " Même pas fichus de faire leur travail correctement, là-haut !… "

Je te retrouvais par miracle, si tant est que cela puisse encore exister et me précipitais pour reprendre les évènements en main… Peine perdue. Le malin avait déjà mainmise sur ta misérable destinée. Il faut bien avouer qu'il n'avait pas eu trop de mal. Tu suivis ce Wang… sans mot dire, les yeux inondés de pleurs, tremblante comme une feuille qui vacille sous la bourrasque d'automne et mon cœur se brisa. Jamais je n'avais assisté à pareille descente aux enfers. L'endroit où tu parvins, se nommait " Le Lotus d'Or " et se trouvait à bord d'une jonque chinoise qui se balançait mollement dans la baie. Quel imbécile invétéré avait eu l'idée d'affubler un endroit pareil de ce nom débile ? En or, en plus ! Dans un pays de crève-la-faim, en proie à la plus cruelle des guerres et en attente de je ne sais quel tragique dénouement.

Tes petits pas légers enjambèrent l'échelle de coupée pour te conduire sur le spardeck arrière, où je te suivis en toute hâte. Wang t'abandonna un instant, sans te quitter des yeux, car il avait repéré les attitudes qui trahissaient ta peur et t'incitaient à te sauver. Bien lui en prit, car, sinon, peut-être aurais-tu trouvé le courage de fuir, à cet instant précis. Après avoir toqué à la porte qui menait vers les cabines inférieures, je l'entendis appeler :
- Maître Pra Dông ? Le colis est arrivé ! C'est un bien joli lot, vous savez…
De rage, je passais au travers de son horrible corps, mais mon enveloppe se dilua sans l'atteindre. Je me retrouvais face à une monstruosité issue d'un film d'horreur. Une sorte de Sumotori hideux, au corps flasque et graisseux, dont le faciès aurait épouvanté un aveugle. Comment pouvait-on laisser vivre des êtres pareils et pousser vers une fin certaine des âmes aussi pures que celle que l'on venait de me confier ?
- " Seigneur, lorsque je reviendrai afin de te rendre compte, tu pourras préparer tes abattis, car tu n'échapperas pas à ma colère… Elle sera à la hauteur de ce que tu permets aujourd'hui, je t'en fais le serment ! Les anges ne peuvent rien contre cela… "
- Ah ! Te voilà enfin, fit la voix rocailleuse du pachyderme. Maï Lin ? C'est comme ça que tes parents te nomment, si je ne me trompe ? Viens par ici ma toute belle, afin que je goûte à la marchandise… Allez, passe devant ! Sache que désormais on t'appellera, Min.

Ainsi baptisée je te vis disparaître dans les profondeurs du navire, celles de l'horreur. À mon tour je me précipitais afin d'essayer de mettre un terme à cette épouvantable folie qui me dévorait l'âme, jusqu'au plus profond de mon être.
Dans le bouge qui lui servait de lupanar, j'assistais, impuissante, à ce cauchemar… Le verrat se dévêtit, sans aucune pudeur, puis t'ordonna de faire de même. Une fois nu et comme tu ne manifestais aucun entrain, une magistrale paire de gifles balaya la surface délicate de tes joues, dans un ballet sinistre. Ton pauvre corps flotta un bref instant, puis vint choir au travers de la pièce. Tu perdis connaissance, sans doute, car c'est lui qui t'arracha les vêtements qui protégeaient, comme un vain rempart, ta virginité.

Le porc se délecta avec des trémolos d'impatience dans la voix en voyant apparaître la sublime beauté de ton anatomie. Ses énormes mains libidineuses massèrent, plus qu'elles ne caressèrent, la fragilité de ta poitrine et allant bien au-delà du tolérable en fouillant, avec une avidité dépravée à l'extrême, le trésor que tu renfermais au creux de tes cuisses.
Je me concentrais, fermant les yeux pour ne pas voir et surtout pour essayer d'agir… Comment faire, infortunée Maï Lin, pour t'éviter l'horreur qui allait suivre…
- " Seigneur, aide-nous ! Arrête de regarder ailleurs, comme si de rien n'était ! Tu entends ? Je te parle, nom de Dieu ! Oui, je le sais que tu ne peux pas être partout, merci ! "
L'infâme goret exhiba un sexe phénoménal en émettant un rire gras, sûr de sa victoire, et s'abattit de tout son long sur toi. Il perfora ta chair tendre d'une violente poussée, sans tenir compte des souffrances qu'il infligeait à ton pauvre corps martyrisé. Il continua de plus belle, se ruant et soufflant comme un phoque au bord de l'apoplexie. Ses va-et-vient me rendaient folle et lorsque l'infâme porc se répandit en toi, à longs traits, en poussant un grognement de satisfaction, l'évènement se produisit… À peine l'abomination eut-elle joui, qu'elle se retira, le teint terreux et porta les mains à sa poitrine en feu. Son cœur, car elle en avait un, s'emballa furieusement, comme prit dans un étau et la força à tomber à genoux devant sa victime.
- " Il était temps que tu interviennes, hein ! C'est trop tard, maintenant, Dieu !… Elle est perdue !… "

Je me souviens d'avoir hurlé de joie en le voyant s'affaler comme une loque et lorsque la mort vint le prendre, je dansais autour de sa dépouille flasque. Durant cette sarabande tu revins à toi, ma douce Maï Lin, et tu poussas des cris de douleur et de honte. Entre tes jambes suppliciées, la semence du monstre coulait, tel un flot d'infamie. Je ne pourrai jamais oublier les hurlements que tu émis alors, en constatant que ton innocence avait été vendue. Que dis-je, donnée en pâture afin que la perversion des hommes y trouvât son comptant… Ils attirèrent le sinistre Wang et le virent choir au bas de l'escalier où il se rompit le cou. Trop de précipitation et de bassesse dans sa servitude avaient sans doute eu raison de lui. Un nettoyage s'impose, si l'on veut éliminer de telles ordures sur Terre ! À moins que…
- " C'est toi, Seigneur, qui a fait mourir ces raclures ? Ces résidus de l'humanité ? Cela ne peut être moi, sûrement pas ! S'il n'avait tenu qu'à moi, elles seraient déjà crevées depuis longtemps, ces deux monstrueuses charognes ! Tu aurais pu faire en sorte de nous donner davantage de pouvoirs, si tu voulais déléguer une partie de ta charge ? Ou bien est-ce le jeu perfide et cruel du hasard ?... Ton silence me tape sur les nerfs, Seigneur ! Peut-être y a-t-il encore un faible espoir de la sauver ?… "

Lorsque je me retournais, Maï Lin divaguait au centre de la cabine. Pitoyable proie, frappée par l'effroyable folie de ces instants vécus. Les larmes inondaient son visage, devenu méconnaissable. Le regard voilé, le corps abandonné dans une déliquescente atonie, dont la posture m'alarma, elle arpentait la pièce en tous sens. Maï Lin, au bord de la folie, tournait sur elle-même comme un derviche éperdu. Le désespoir absolu venait de trouver un visage. Un pan complet de sa jeune vie s'effondrait. Ses parents avaient dit qu'elle travaillerait dans un restaurant… sur un bateau, comme serveuse… Au début, elle était ravie à l'idée de quitter son village natal, où les travaux dans les rizières usaient son jeune corps bien avant l'âge. Mais ensuite, elle avait ressenti quelque chose de très bizarre dans leurs regards. Comme un voile d'une tristesse abyssale et teinté d'une résignation inhumaine, éteignant à jamais toute gaieté dans leurs yeux...

Cette soudaine métamorphose l'avait d'abord inquiétée et puis elle s'était imaginé tout bonnement qu'ils étaient tristes à l'idée de la voir partir. Elle les avait pourtant rassurés et leur avait promis qu'à chaque fois qu'elle aurait des congés, elle reviendrait et leur apporterait de l'argent. Elle comprenait que pour eux c'était un réel déchirement, quant au fait qu'elle soit obligée de quitter leur famille pour travailler aussi loin, si jeune… La vie qu'ils menaient était rude et eux si pauvres… Tant de bouches à nourrir, cela méritait somme toute des sacrifices, qu'elle était prête à assumer. Le moins qu'elle puisse accomplir pour les aider, après tout ce qu'ils avaient fait pour elle. Mais non, elle ne pouvait se départir d'un doute affreux qui la rongeait, la tenaillait, au point de la rendre terriblement angoissée. Leur séparation ressemblait finalement à un adieu… Elle ne voyait pas d'autres explications possibles. Durant son trajet sur le sampan, dont son père lui avait confié la gouverne en lui expliquant qu'elle en aurait besoin ensuite, elle avait ressenti les effets du doute. Comme une prescience, une intuition toute féminine.

Ce qu'elle n'aurait jamais imaginé, c'est qu'elle venait d'être vendue, corps et âme, à un proxénète notoire, contre une somme conséquente, sans plus… Sa nouvelle destinée et ses fonctions feraient d'elle une prostituée… Voilà ce que son avenir lui réservait. Oh, bien sûr il faudrait qu'elle soit prise en main, qu'elle soit éduquée sur toutes les facettes de son nouveau métier, le plus vieux du monde… Elle ne pouvait se douter, non plus, qu'elle aurait à franchir plusieurs stades avant d'être une reine de la nuit, une hétaïre sexuelle du vice… Elle passerait par ce que l'on appelle, dans cette sordide profession, l'abattage…
Un rôle terrifiant, éprouvant, où l'on fait subir à la novice un défilé intense de clients, de tous types, et dans un minimum de temps, dont les désirs, aussi dépravés qu'ils fussent, doivent être assouvis… L'horreur à l'état pur, sans compter le conditionnement psychique par les prises répétées de drogues, douces et dures, ainsi que les coups... Une descente aux enfers, savamment orchestrée, dont l'issue finale, suivant l'endurance, était la mort…

Maï Lin sembla prendre soudain une grave décision. Tel un automate, elle frotta son sexe souillé avec les draps de lit, essayant, par ce geste dérisoire, d'effacer les traces de son viol. Son visage devint étrangement dur, comme si toute vie l'avait abandonné.
- " Vite, douce Maï Lin ! Il faut partir avant que quelqu'un ne vienne et ne découvre le drame qui vient de se dérouler à bord. On te le reprocherait, à coup sûr et Dieu seul sait ce qu'il adviendrait de toi... Ils te reprendraient et te tueraient, sans aucun doute… "
Tu entendis sans nul doute mes suppliques, car le temps que je fasse un rapide tour d'horizon, tu étais déjà habillée. Ton corps passa au travers du mien lorsque tu escaladas les marches de l'étroit escalier menant sur le pont. Il ne te fallut qu'un instant pour franchir la passerelle de coupée et te jeter à corps perdu dans les ruelles du vieux port. Comme si la mort était soudain à tes trousses, tu descendis jusqu'au petit embarcadère où flottait ton sampan et te ruas à son bord. Le temps que j'arrive, le cordage qui le retenait au quai fut détaché puis, tu pagayas, telle une furie, afin de mettre le plus de distance entre toi et ce lieu maudit.

Nous étions seules à nouveau, complices ou presque. Je vins me placer à côté de toi et te pris dans mes bras, sans que tu ne ressentes leur chaleur, ni l'amour que je mettais dans ce geste. Cela ne me surprit guère, du reste. Me voir ou avoir conscience que celle qui se tenait à tes côtés n'était autre qu'un ange, t'était tout à fait impossible…
- " Ange gardien, en voilà une belle connerie ! Je n'avais pourtant pas l'impression de t'avoir sauvée… À vrai dire, j'enrageais de n'être qu'une novice dans cette profession, nouvelle pour moi. Ma première mission divine et voilà que je n'étais même pas capable de la remplir tout à fait. Je suis nulle ! Archi nulle ! "

Il faudra pourtant que les choses évoluent, en haut lieu… Je ne vois pas comment nous pourrions être d'utilité aux infortunés mortels dont nous avons la garde, si nos pouvoirs sont aussi limités... Découragée, je fermais mon esprit à toutes mes rancœurs pour laisser planer mon regard sur l'horizon opaque. L'étrave glissait, sans bruit, s'enfonçant un peu plus dans la brume à chacun des mouvements de ta godille. Soudain, ayant sans doute estimé que tu étais hors de danger, tu stoppas ton geste, posas la longue rame dans le sampan, puis attendis. Tu restas là, prostrée, ne sachant que faire ni quelle décision prendre. Je t'observais, terriblement inquiète, puis finis par te conseiller :

- " Il faut rentrer chez tes parents, douce Maï Lin. Ils vont bien finir par comprendre le revirement de situation que tu as provoqué et te pardonner. Après tout, ils étaient peut-être de bonne foi et n'avaient aucune idée du sort épouvantable qui t'était réservé… Où veux-tu aller, désormais ? Je t'en conjure, Maï Lin, rentrons maintenant… "
Avec horreur, je vis un flot de larmes couler lentement sur tes joues frémissantes. Des sanglots amers, dévastateurs, nourris par un incommensurable chagrin. Ils provoquaient des tremblements dans tout ton être, puis ton visage s'affaissa, d'anormale façon. Tu venais, sans aucun doute, de toucher le fond de ta détresse car ton attitude me montra à quel point tu étais anéantie. Je me mis à hurler, essayant de te bousculer, en vain.
- " Arrête çà, immédiatement, Maï Lin !!! Tu entends, ce que je te dis ? Reprends-toi, tout de suite ! "
Tu ne me voyais pas. Tu ne m'écoutais pas. Je t'entendis soudain gémir à voix haute, sans discontinuer, hurlant dans une langue totalement hermétique pour moi. Je ne savais plus quoi faire et m'adressais alors à celui qui m'avait envoyée jusqu'à toi :
- " Seigneur, faites quelque chose, sinon cette enfant va mourir ! Elle est au bord du gouffre et je crains fort qu'un drame ne survienne !…Vite, je vous en supplie, Seigneur ! Mais non, rien. Pas le moindre signe de votre part. Folle que je suis, de croire en vous !… "

Soudain, un balancement de l'embarcation, un plouf sinistre, suivi d'éclaboussures et je me retrouvais seule à bord. Ton corps frêle sembla flotter un instant puis, comme dans un cauchemar, je vis ta bouche s'ouvrir afin d'avaler l'eau saumâtre de la baie. Ton beau visage s'enfonça doucement, puis l'onde émeraude se referma sur toi… Sans plus réfléchir je plongeais à mon tour et réussis miraculeusement à attraper tes longs cheveux avant que tu ne disparaisses dans les profondeurs insondables. Je remontais ton corps sans efforts apparents, puis le hissais à l'intérieur du sampan. Je n'oublierai jamais ton regard, lorsque tes yeux étonnés se posèrent sur moi. Le visage que tu me montras était calme, débarrassé de toute souffrance. Sur le moment, je ne réalisais pas et t'adressais mon plus beau sourire. Celui que tu me rendis en retour réchauffa mon cœur et provoqua en moi une liesse absolue. Je t'avais sauvée, Maï Lin, enfin… Dieu avait entendu mes prières et avait permis que je sois celle qui sauverait ta jeune vie. Je n'en revenais pas…

- Maï Lin, tu vas bien ?
- Oui, pourquoi cette question ?
- Mais parce que tu as voulu mourir et que si je n'avais pas vu ton geste et sauté à l'eau pour te rattraper tu serais morte, noyée, à l'heure qu'il est, tiens !
- C'est donc ça ?… Je suis arrivée aux portes du Paradis ?...
Je dus faire une tête bizarre, car Maï Lin continua :
- Je ne pensais pas que les anges pouvaient exister, pour de vrai je veux dire, vous savez… Je vous trouve, magnifiquement belle !
Pour le coup, c'est moi qui fis une tête dès plus étonnée… Nous parlions le même langage...
Soudain, quelque chose s'illumina en moi. Je compris ce qui s'était passé. Tout devint limpide. Je n'étais pas venue sur Terre pour te sauver de la folie des hommes, ma douce amie, bien évidemment, mais pour te chercher. Le Seigneur m'avait envoyée jusqu'à toi, afin que je te guide sur la route céleste qui mène au Paradis.
- Viens, Maï Lin, désormais, nous pouvons partir.

Fin

Guy Vigneau